Le 20 août 1988, nous fêtions les noces d'or des parents à Nîmes. J'avais à cette époque écrit ce texte que j'ai lu pendant le dîner. Il contient pas mal d'éléments que je reprendrai dans ces pages. Je le laisse ici en exergue, tel que je l'avais composé....

Ma chère Maman, mon cher Papa,

C'est pour répondre à la demande générale que me reviennent le plaisir réel, l'honneur et l'avantage...etc, etc... de prendre la parole en ce grand jour, afin d'évoquer ces cinquante années qui constituent comme l'a si bien dit mon ami intime Alain Decaux, une tranche d'histoire! J'ai donc essayé de rassembler mes souvenirs, et surtout ne m'en veuillez pas si la vérité historique en prend un vieux coup au passage! Ce qui compte c'est plus l'atmosphère et le climat de toutes ces années, que la sécheresse d'une fidèle chronologie...
Nous voici donc tous réunis, chez vous, à Nîmes où vous avez choisi de vous retirer il y a quelques années, préférant le soleil et les chauds parfums de garrigue aux fumées des voitures de la région parisienne.
Vos six... , pardon Françoise, vos sept enfants, sont autour de vous, vos seize petits enfants formant le cercle suivant; vos frères sont là aussi, et présents dans nos coeurs, tous ceux qui vous aiment et se joignent à nous par la pensée et l'affection...

Mais, tout d'abord, je me dois de célébrer la mémoire de celle sans qui rien de tout cela n'eût été possible, celle à qui nous devons d'être sur cette terre, celle qui força la destinée...
J'ai nommé la célèbre, l'inoubliable, l'incomparable... Madame Lecoq!!!
Meilleure amie de Marguerite Boyer, notre grand-mère, elle eut l'idée géniale de ce qui ne fut certes pas un conte de fées, mais plutôt une belle aventure conduite à deux, fondée sur l'Amour, parsemée au fil des ans de nombreuses joies, de peines parfois, et de quelques difficultés surmontées quoiqu'il arrive, avec un courage et une volonté tenaces, que vous avez toujours su placer tous deux, à la lumière de votre Foi profonde en Dieu.

Mais si vous le voulez bien, retournons quelque cinquante années en arrière...

Cette chère Madame Lecoq, disais-je, meilleure amie de notre Grand-Mère eut la vision prémonitoire de ce que serait l'union d'un jeune Ingénieur agronome passionné d'entomologie et d'une jolie Dessinatrice de mode qui posait délicatement des papillons de tulle sur des tailleurs de chintz... Alors celui-là prenant son filet à papillons, s'élance, le pied léger, poursuivant celle-ci, qui...
-Voyons, voyons, je m'égare...
Jolie, disais-je, oui! Elle l'était, toute souriante sur une photo des studios Harcourt que je regarde souvent avec émotion... Quant à lui, intrépide et confiant dans l'avenir, mince et élégant, il fixait le monde avec curiosité, son opulente chevelure frisée et ses lunettes rondes lui donnant quelque peu l'allure d'un jeune explorateur des années trente... Tiens tiens!... Mais c'est que, précisément, nous y étions dans ces années trente, dernières années d'un monde qui allait s'écrouler...
Hitler, le Reich allemand, bruits de canons et de bottes sur l'Europe... Ce n'était certes pas le cadre idéal d'un paisible bonheur conjugal. Et pourtant! ...Quelques heures passées ensemble sur un banc du parc Monceau à bavarder, l'aveu que l'un et l'autre désiriez fonder un foyer éclairé par l'Amour de Dieu, et que vous souhaitiez l'un comme l'autre avoir six enfants...la hâte de sceller cet amour encore balbutiant mais déjà plein de certitudes...

Nous sommes en l'été 1938, la guerre menace, les jeunes fiancés sont décidés à s'unir avant qu'une séparation irrémédiable n'intervienne... Alors ils décident un mariage civil, qui légalement tout au moins, fait d'eux des époux, dans l'hypothèse d'une mobilisation générale et d'une guerre que tout le monde sent très proche. La guerre, la séparation, l'inconnu du lendemain... pensons y parfois, nous qui vivons dans un monde protégé, mettons nous à la place de ces deux jeunes qui s'aiment...
Et puis soudain tout s'éclaire, on respire, les accords de MUNICH sont signés entre MM. Daladier, Chamberlain, Mussolini et Hitler. Le journal "La CROIX" du samedi 1er Octobre 1938 fait sa première page: "L'accord réalisé semble devoir ouvrir à l'Europe de nouvelles perspectives de paix...". Nous savons hélas, aujourd'hui, ce que cela signifiait... Mais alors seule la joie éclate. Et vite enfin, l'on peut fixer la date du mariage à l'Eglise. Les deux familles peuvent enfin se retrouver au complet...
L'église St PHILIPPE du ROULE à Paris, en ce mercredi 5 Octobre 1938... Les fiancés émus, les deux familles dans la joie...Jean Pierre Boyer aviateur à Dijon a pu obtenir in-extremis une permission, il est arrivé la veille. Jacques Quidet aviateur également, est là aussi. François, le "gamin" comme dit Manuèle (il n'a pas vingt ans...) toujours prêt à chahuter, jette un regard furtif sur ses jolies cousines, tout en rêvant aux rais de lumière qui passent à travers les vitraux... Deux frères aviateurs, deux autres frères, Robert et Jean-Marie se destinant à la prêtrise, quelles belles similitudes entre ces deux familles... Le prédicateur se régale de ces coïncidences providentielles, et son sermon est une merveille de rhétorique bien équilibrée.
Les cloches sonnent, les jeunes époux échangent leurs anneaux d'or... et le Seigneur bénit tout particulièrement cette heureuse union.

Ainsi, il y a cinquante ans à quelques jours près, le 5 octobre 1938, furent unis devant Dieu et devant les hommes, Manuèle Boyer et Pierre Quidet, nos Parents très aimés que nous entourons aujourd'hui de toute notre affection. C'était le point de départ de l'aventure que nous savons et que j'aimerais encore, au risque d'abuser de votre patience, jalonner de quelques souvenirs, qui sont miens bien sûr et peut-être quelque peu imprécis, mais qui devraient évoquer pour tous ici, les histoires que Maman et Papa nous ont relatées au fil des ans...
Les jeunes mariés vont habiter Bergerac, où Papa travaillait à l'Institut des Tabacs. "Les Tabacs", "la Tour", les "Maladies des Tabacs", mots magiques qui ont bercé mon enfance... Que faisait-il au juste? Dans mon esprit d'enfant, c'était une sorte de médecin qui soignait les cigarettes, qui inventait une machine magique qui fumait des dizaines de cigarettes à la fois...
Il occupait un labo mystérieux où je pénétrais avec crainte, où, dans une odeur que je n'oublie pas, faite de produits chimiques, d'insecticides et... de tabacs sans doute, l'on voyait de mystérieuses cultures de bactéries dans des boîtes de Pétri, des chenilles biscornues et velues dans des cages de fin grillage, des microscopes et des étagères couvertes de flacons et de dossiers... sans oublier les photos, par centaines, par milliers sans doute. Une passion aussi forte que celle des Papillons...

Mais quelle vie mènent-ils donc, ces jeunes mariés?
Ils habitent au 2 avenue de Verdun, une petite maison que j'ai revue il y a quelques années, avec une grille, un jardinet et une vigne vierge...Une maison d'amoureux...
Entre les fabacs et quelques amis (les Hitier par exemple), la vie s'écoulait tranquille et calme. On travaillait, et puis il y avait les sorties du dimanche comme ce pique-nique à Beynac où l'on se rendait en "micheline" par la voie ferrée.
Mais, Beynac, on ne s'y arrête pas, apprend-on de la bouche même du contrôleur alors qu'il est trop tard pour descendre! Qu'à cela ne tienne, dans un virage où l'on ralentlt pour des travaux sur la voie, papa jette le pique nique par la portière, pousse Maman hors de la "Micheline" et saute à son tour! On dévale le talus, on roule, on rie, c'est l'aventure!

Et puis bientôt une bonne nouvelle, le premier bébé est annoncé~ Que de bonheur en perspective...
Hélas le tonnerre frappe brutalement, le vendredi 1er septembre. Hitler a envahi la Pologne à l'aube. Le 2 septembre 1939, la mobilisation générale est décrétée en France.
Le lieutenant QUIDET rejoint son centre de mobilisation. Encore le doigt de Dieu? Une erreur administrative l'envoie sur le front italien faire face aux redoutables "Bersaglieri"! Eut-il été mobilisé à Périgueux qu'il aurait rejoint un groupe d'hommes dont aucun n'est revenu de la guerre...
Octobre 1939 s'écoule, puis novembre... et le 14 décembre, à la mairie de BERGERAC (Dordogne), devant un officier d'état civil oublié par l 'Histoire, une certaine Marguerite Boyer, née Humbert, déclare la naissance de son premier petit-fils, votre très humble serviteur, né deux jours auparavant... J'ai là d'ailleurs la copie de l'original portant signature de notre Grand-Mère.

Le jeune Lieutenant Quidet montant la garde aux marches de l'Est, du côté de Briançon, reçut sans aucun doute ce jour là, ce fameux télégramme qu'il nous cita bien souvent par la suite, faisant par pudeur endosser l'histoire à un ami imaginaire:
"...STOP - VELO BIEN ARRIVE - STOP -AVEC POMPE ET GRELOTS - STOP - SIGNÉ BELLE-MAMAN - STOP..."
C'est ainsi que fut annoncé à tout l'Univers stupéfait d'admiration, l'arrivée du premier né de Manuèle et de Pierre. Alors commença réellement l'aventure, la vraie... Papa retourné au front, devant la menace de guerre toujours plus pressante, Bonne-Maman conduit sa fille et son charmant petit bébé (c'est moi...) à Marlotte, chez Oncle Henri et Tante A. L'Oncle Henri veilLera sur eux avec le sérieux qu'il mettait en toutes choses...
En mai 1940, la France est envahie, l'Oncle Henri conduit tout le monde à l'abri en Bretagne, dans la propriété de famille de Ker Emma. Puis c'est la capitulation, l'effondrement, le régime de Vichy, la démobilisation des soldats, la ligne de démarcation qui coupe en deux parties la France envahie... Papa, démobilisé, va rentrer, Maman veut le rejoindre à tout prix. Elle s'enfuit de Ker Emma avec moi, passe la ligne de démarcation au nez et à la barbe de la Police allemande, arrive à Bergerac, seule et sans ressources, ne retrouve pas Papa, puis le retrouve enfin...Ouf!
C'était bien l'Aventure avec un grand "A", celle que l'on lit dans les livres... Notre frêle petite Maman a réussi tout cela, sans bruit, avec son obstination et sa Foi indéfectible en la Providence...
La guerre continue, Juillet 1941, naissance d'Elizabeth, Juillet 42 Dominique arrive. Les restrictions, les cartes de rationnement...La maison du quartier "Piquecailloux", les légumes du jardin et la tranchée pour s'abriter des bombes la nuit, Estelle qui plumait les volailles dans la cuisine, Marie Thérèse qui nous "secouait le paletot" avec tant d'affection... Bonne Maman malade et tante Marie Thérèse Lacan qui jouait les "Baby sitter" avec tant de bonne volonté...

Puis un Dimanche après midi, une explosion effroyable, la Poudrerie de Bergerac a sauté, la maison ne tient plus guère debout, Dominique reçoit presque un mur sur la tête! On se réfugie à la campagne, au Saint-Onger, dans une Ferme où nous resterons six mois, y trouvant d'autres souvenirs de guerre, le maquis qu'on fusille la nuit, les soldats Allemands qui vivent autour de nous... et le puits où Maman, assise comme dans un film de Renoir, pose pour Papa toujours mordu de photos...
Juin 1944, le débarquement, enfin la lumière au bout de l'épreuve.
Mai 1945 c'est au tour de la Rose, ma petite soeur que je veillais jalousement.
Et puis tout recommence, le Pays, les Affaires, l'Industrie et l'Agriculture renaissent. On propose à Papa un nouveau poste à Paris. Il hésite puis accepte, préférant assurer l'avenir de ses enfants en gagnant la capitale plutôt que par une hypothéthique installation en Australie... Eh oui! ce n'est pas une blague, il y songeait sérieusement et nous avons failli devenir des ... travailleurs immigrées australiens!

Alors c'est à nouveau l'aventure, le déménagement, Versailles et le Bd du Roi, les Potasses et une autre vie qui commence pour nous tous. Imaginez la tête des petits périgourdins découvrant Paris et ses habitants au parler pointu!
Et l'on s'installe dans ce qu'il est convenu d'appeler la routine... les ainés abordent le secondaire, cela devient sérieux! Papa souvent absent (Ah! ces fameuses tournées des Potasses) laisse un peu à Maman le soin d'élever sa tribu de joyeux lurons... Eh oui, une vraie tribu! Après le chagrin de voir notre sœur Marie-Joseph nous quitter si vite, Super Patrice arrive, déjà bichonné comme le petit dernier, détronné soudain et par surprise par Chantal dont les talents pianistiques ont bercé nos journées studieuses, entre deux séances de séduction pour nous faire faire ses quatre volontés! Et Fafa qui nous avait rejoints et trouve bien vite sa place dans cette nichée toujours ouverte et prête à accueillir un nouvel arrivant.
Quelle leçon pour nous tous, Maman et Papa, que de vous avoir vu toujours si disponibles aux autres malgré vos soucis et le peu de temps que nous vous laissions au long des journées. Il est de ces blocs solides comme le roc sur lesquels on peut bâtir sans crainte. Votre amour des autres et votre dévouement à toute détresse autour de vous, constituent sans nul doute, avec votre tendresse pour nous, le meilleur de ce que vous nous avez légué dans ces années de jeunesse. D'autres images encore, Papa embrassant Maman au retour d'une de ces fameuse tournées des Potasses (vous savez bien, ces champs d'essai dont on nous rebattait les oreilles...), puis le soir dans le salon, tous deux assis sagement sur la canapé (vous savez bien, le fameux Louis XVI...) se tenant par la main en écoutant les Amours du Poète chantés par D. Fischer Diskau sur le meuble haute fidélité... Et Papa qui bondit soudain, s'emparant~un violoncelle: -
“ Si j'arrivais à le caler contre le haut parleur ça devrait rendre pas mal le son des cordes... tiens! je vais en parler à cet animal de Deloget, il aura bien une idée..."
Et puis les déjeuners avec les Boyer, tous les cousins réunis et faisant les fous... Les journées ou les soirées passées au Perreux chez François et Aurette au bord de la Marne... Les vacances à Haute-IsIe et Maman préparant sa fameuse omelette aux tomates du Vendredi Saint, au retour de l'office dans l'église souterraine... Et encore le fameux ROBOT que Papa avait déniché dans je ne sais quel salon des Arts ménagers et qui savait aussi bien passer du cirage sur les petits pois, qu'écosser la pâte à tarte ou pétrir les chaussures...
Mon Dieu, quel inventaire, la soirée n'y suffirait pas, et je vois les jeunes s'endormir...
Pourtant ce fut tout cela la vie de nos Parents... une foule de détails qui constituent cette tapisserie sans fin de nos vies, détails comiques, émouvants, personnels, détails aussi parfois qu'on préfère oublier car on n'en est pas très fier... détails différents pour chacun d'entre nous, mais souvenirs en commun que nous n'oublierons pas!
Et les années passent: les examens des uns, les premières amours des autres, les services militaires, et puis soudain premier déchirement sérieux, l'aîné qui se marie. On perd un fils mais on gagne une fille... Pourtant sans doute rien n'est plus comme avant, la tribu a éclaté, un gros pincement de coeur en les voyant partir...
Et puis les autres qui peu à peu vont voler de leurs propres ailes, et les petits enfants qui arrivent, qui sont là autour de vous.
Alors après toutes ces années passées ensemble, je me dis que nos Parents ont le droit d'être fiers d'eux mêmes, de leurs enfants et de ce qu'ils ont bâti.
C'est pourquoi ce soir, je vous invite à les regarder avec amour, nos chers parents, nous leurs devons tout ce que nous sommes devenus de Bien et de Bon dans notre vie d'hommes et de femmes.
Et quand à notre tour, au soir de nos vies, près de nos compagnes ou de nos compagnons, nous aurons la chance d'être fiers de ce que nous aurons fait, comme eux le sont ce soir, nous saurons que c'est à leur amour de Parents que nous le devons sans doute.

Au nom de tous les sept, Maman et Papa, je vous redis un GRAND MERCI !